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Mirabelles et Lavande
24 mai 2014

Pour le goût des cerises...

 

            Le goût des cerises…souvent le soir, peu avant le crépuscule. Je me souviens de la chaleur estivale qui nous enveloppait. Il fallait traverser le champ du voisin, l’herbe tendre et verte caressait les pieds à travers le cuir des sandales. Elle déposait déjà une fine rosée, petites perles d’eau sur mes orteils. Nous marchions, tribu de femmes , avec en ligne de mire le grand cerisier qui trônait dans le pré. Le goût des cerises, c’était regarder au sol où nous posions les pieds ! Sur notre passage des colonies de mouches s’envolaient et trahissaient la bouse fraîche qu’il fallait contourner.
            Le goût des cerises, c’était poser mes petites mains de grande fille sur les marches de l’échelle, c’était ravaler ma salive à chaque fois que mon pied trembleur se posait sur le bois vermoulu. En bas, aussi petites que des fourmis, ma mère, ma tante, ma grand-mère me rassuraient. J’éprouvais une telle crainte que mes entrailles en vibraient , que mes reins vacillaient. J’étais Jack qui escaladait le haricot magique. J’avais envie et peur de me retrouver si haut, dans les nuages ! Pourtant, lorsque mes doigts atteignaient le graal rouge vermillon, juteux de promesse, je ressentais une émotion mêlée de fierté et de satisfaction. Il s’agissait alors de tendre le bras pour détacher le petit fruit de sa tige, délicatement. Il fallait se déporter, la moitié du corps dans le vide et pourtant bien soudée à l’échelle de vieux bois. J’avais le vertige tout en sentant que mon corps entier était attiré par le vide. Paradoxe sensationnel de l’enfance…soudain, Crac ! La tige cédait, la chair rouge aux reflets de noir était engloutie, savourée, goûtée, aimée même ! c’était si délicieux de sentir la cerise éclater dans ma bouche et libérer son sucre. J’avais ma récompense, une saveur méritée. J’avais été si courageuse ! La cueillette de cerises était mon école de gourmandise. Celle qui m’apprenait à aimer, à goûter, à savourer l’existence, celle qui m’insufflait le goût d’avoir « envie ». L’école du désir…ce qui fait de nous des hommes. Chair pour chair, sang pour sang. Enfant, j’en prenais des poignées pleines. Savourer toujours ! Parce qu’on ne sait jamais. Il serait si dommage que tous ces petits fruits tombent à terre et pourrissent. Cueillons ! cueillons ! Vite ! Il y avait de la hâte à en remplir les seaux ! comme si les cerises dépérissaient presque sous nos yeux, sous l’effet du temps accéléré. C’est un vieillissement qui passe inaperçu mais qui devient flagrant lorsqu’on se penche sur les choses et que l’on prend le temps de les observer. Vite ! Hâtons-nous ! « N’en mange pas tant, tu vas te rendre malade ! surtout ne bois pas d’eau juste après ». Je suivais bien le conseil. J’étais obéissante. J’étais si frustrée. J’en aurais mangé des poignées pleines ! Il m’aura fallu des années pour oser dévorer les fruits, même ceux qui jonchent le sol. Qu’il n’en reste pas un…pour que les oiseaux ne viennent pas picorer le fruit de mes efforts, de mes peurs bravées. Il me faudra vivre d’amour et d’eau fraîche parce que le mélange des fruits et de l’eau se révélera finalement inoffensif pour l’âme. Il ne rend malade que le corps. Mélange d’eau et de chair …Que sommes-nous de plus ? Il y a sûrement un peu de cette cueillette chaque seconde que la vie me donne. Je n’en ai jamais assez. Aujourd’hui comme à l’époque, je désire. Mes bras ne sont jamais assez larges pour y déposer tous les fruits que je cueille.
            Le goût des cerises, c’était redescendre de l’échelle, retrouver la terre ferme, quitter le feuillage de l’arbre qui m’abritait du monde. C’était retourner à la réalité. Les pieds soudés à la terre qui ramollissait déjà sous l’effet de l’humidité, il nous fallait porter les seaux et l’échelle jusqu’à la maison de ma grand-mère. Le crépuscule dessinait une fine ligne de lumière dorée à l’horizon. Nos silhouettes à la démarche claudicante à cause du poids des fruits et de l’échelle étaient nimbées de cette lueur décroissante. J’avais de l’or dans mon seau, et de l’or dans mes cheveux crépusculaires. Je tremblais un peu. Il commençait à faire frais. Des moustiques voletaient autour de mes bras nus. Le soleil se cachait déjà derrière les formes généreuses et féminines des collines.
            Les femmes de ma famille, elles, étaient toutes autour de moi. Nous étions toutes ensemble. Dans le pré les vaches continuaient de paître, imperturbables…Moi je venais de comprendre le prix d’une seconde, le pouvoir du temps qui passe inexorable, fait vieillir et disparaître toute chose et ne les fait jamais revenir. J’avais déjà envie de figer le temps.

            Dans la petite cuisine de Nanou, nous nous partagions la récolte du jour. Elles n’avaient déjà plus la même saveur ces cerises confinées dans des boîtes en plastique ou des saladiers. Le meilleur avait été de les cueillir et de les manger aussitôt. Elles seraient transformées là en clafoutis, là en gâteau. Le dimanche était fini et la moitié de la récolte pourrissait toujours au fond d’un seau. Nous étions toujours trop gourmandes. Mais chaque année le rituel recommençait, et chaque année le goût des cerises épousait à nouveau mes lèvres, chaque année de nouveaux fruits périraient au fond d’un seau.

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Commentaires
M
Enjoy!<br /> <br /> Transmission en fonction!<br /> <br /> J'adore
M
L'enfance, cet état de grâce; il y a du Ronsard et du Zola dans cette plume là! On a planté à l'automne des fruitiers "basses tiges", pour éviter à nos enfants le vertige de la cueillette, et en te lisant, ça me fait des papillons dans le ventre, je me dis qu'aujourd'hui on a plus que des vestiges de cette enfance perdue... Merci mon amie pour ces trois minutes suspendues!
Mirabelles et Lavande
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